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Dégraisser le mammouth

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2279 16 mai 2025

Il est assez ordinaire, durant les campagnes électorales, qu’un candidat promette de réduire le nombre des fonctionnaires, des lois et des subventions. C’est ce qu’on appelle vulgairement «dégraisser le mammouth». La formule est du Français Claude Allègre, lequel, durant ses trois ans à la tête du «mammouth» de l’Education nationale, a tout de même réussi à créer 20'000 postes de fonctionnaires! Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, la graisse administrative résiste à tout et prospère en continu.

La croissance du mammouth mesure la perte de maîtrise de l’Etat sur son administration. Cette perte de contrôle est grosse de tous les dangers, pour l’Etat et pour le citoyen. Par son nombre, sa pesanteur, sa permanence, par le fait qu’elle n’est pas élue mais nommée à vie, et indéfiniment renouvelable, l’administration est une force écrasante, et qui tend en permanence à l’autonomie. Il importe qu’elle reste strictement un moyen au service de l’Etat. Et c’est à celui-ci, et à celui-ci seul, qu’il revient de lui fixer son domaine d’action et ses limites.

Si l’Etat faillit à cette tâche, l’administration prend sa liberté et se transforme en bureaucratie. Echappant à son chef naturel, elle devient à elle-même son propre but, vouant tous ses soins à se préserver et à se développer. Par certains de ses services, à l’image de l’ancien SAT (Service de l’aménagement du territoire), rebaptisé SDT (Service du développement territorial), puis DGTL (Direction générale du territoire et du logement), elle devient un Etat autonome dans lequel l’Etat lui-même évite de mettre les doigts.

Du point de vue de la bureaucratie, le rôle des politiciens est de donner un visage humain à ses productions. C’est ce qui s’est passé avec le Conseil d’Etat vaudois quand il a repris à son compte le bricolage inepte du projet de loi sur les communes, sans l’avoir étudié, ni prévu les conséquences de sa publication. Et c’est lui maintenant, et non le père, ou la mère, anonyme du monstre, qui prend tous les coups.

Ne voyons pas, dans cette évolution, l’effet d’une volonté perverse des fonctionnaires: c’est le développement anarchique prévisible d’un organe qui n’est plus contrôlé par la tête.

L’anarchie se développe partout. Anarchie législative: Jean-Hugues Busslinger, à propos de la loi sur la protection du patrimoine naturel et paysager, montrait il y a quinze jours que l’administration peut tirer d’une simple loi un aveuglant feu d’artifice règlementaire1. Anarchie sociétale et institutionnelle: la directive de décembre 2021 pour l’accompagnement scolaire des élèves trans et non binaires incorporait purement et simplement au droit vaudois, sans la moindre décision du Grand Conseil, le «Guide de bonnes pratiques lors d’une transition de genre dans un établissement scolaire et de formation», texte orienté et polémique édité par la fondation privée (!) Agnodice2. Anarchie comptable: l’année passée, les charges du personnel de l’Etat ont augmenté de 5% (138 millions de francs). Anarchie dans la vision politique: le projet «Plan d’aménagement Lausanne-Morges», présenté dans ce numéro, pulvérise la réalité de l’Ouest lausannois dans une immense explosion de détails3.

La gauche aime engraisser le mammouth. Obsédée d’égalité, elle se fie à la rationalité de l’administration plus qu’aux libertés individuelles. Elle part de l’idée que l’Etat est en toute chose le plus compétent, qu’il s’agisse d’éducation, de propriété, d’écologie ou d’économie. Pour elle, toute étatisation est a priori un acquis politique, et toute suppression d’une compétence étatique, une régression vers la jungle du marché.

Soit dit en passant, la rationalité de l’administration n’empêche ni ses labyrinthes inextricables, ni le foisonnement des «petits chefs».

Mais la gauche n’est pas seule. Les victoires du libéralisme – interdiction des cartels, libéralisation de l’activité économique par la loi fédérale sur le marché intérieur, par exemple – ont engendré de nouveaux bureaux, chargés de contrôler le respect par les entrepreneurs et les Cantons des règles ou plutôt des non-règles du marché.

En fait, toute idéologie pousse naturellement ses partisans à donner à l’Etat de nouveaux moyens, en d’autres termes à étatiser, pour s’imposer à l’ensemble du peuple et mieux l’éduquer.

Le régime parlementaire induit le candidat à s’acquérir une clientèle d’électeurs en produisant des lois qui les avantagent ou en leur obtenant des subventions. D’où toute cette graisse que l’élu lambda ajoute au mammouth durant sa carrière. Il va sans dire que les bénéficiaires et les fournisseurs de ces avantages s’opposent vigoureusement au moindre dégraissage.

Etatiser, ce n’est pas simplement passer d’une compétence privée à une compétence étatique. Une responsabilité ou une compétence qui passe à l’Etat change radicalement de nature. De personnelle, elle devient anonyme, de vivante elle devient abstraite. Le droit la fige, alors que son objet évolue. Elle est parfois éclatée entre plusieurs services. La question se pose alors: que lui arrivera-t-il après le dégraissage? Elle ne va pas reprendre vie simplement parce que l’Etat s’en dépréoccupe. D’ailleurs, qui s’en préoccupera désormais?

Il faut dire que la notion même de dégraissage est ambiguë. On en parle comme si la fonction publique était une masse homogène que le politicien pouvait diminuer à volonté. Or, beaucoup de postes administratifs étant tout de même nécessaires à la marche de l’Etat, le dégraisseur devra examiner chaque poste en particulier, et juger s’il n’a pas, tout de même, quelque utilité. C’est dire que la suppression d’un seul poste exige déjà beaucoup de peine et de temps.

Et supprimer un poste ne signifie pas encore licencier celui qui l’occupe, lequel est au bénéfice d’un statut de fonctionnaire en béton armé. Ses collègues sont d’ailleurs prêts à la manifestation publique, conscients de ce que le cas pourrait faire école à leur détriment. On se contentera donc de déplacer le fonctionnaire inutile vers un autre poste, non moins inutile et non moins salarié.

Il est encore trop tôt pour juger de l’efficacité de MM. Javier Milei et Donald Trump, qui, sans s’inquiéter des retombées sociales, dégraissent en jetant à la rue des dizaines de milliers de fonctionnaires. Cette brutalité leur permettra-t-elle de régénérer le système? Ne va-t-elle pas plutôt accroître le désordre de la société et affaiblir encore les institutions argentines et américaines?

Nous ne croyons pas qu’un grand dégraissage soit possible, mais nous sommes prêts à recevoir avec joie la démonstration du contraire. Pour l’heure, le salut public exige en tout cas que nous combattions par principe toute étatisation non justifiée par l’accomplissement des tâches essentielles de l’Etat. Il faut garder en tête que l’engraissage étatiste est un processus irréversible, et que c’est un processus de mort.

Notes:

1   Jean-Hugues Busslinger, «L’arbre, nouveau sujet de dérapage administratif», La Nation n° 2278, 2 mai 2025.

2   Félicien Monnier, «Transgenres et Ecoles vaudoise», La Nation n° 2192, 14 janvier 2022.

3   Jean-François Cavin, «Tout, absolument tout, sur Lausanne-Morges», en page 4 de cette Nation.

 

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